Sur le fil du temps
Marxisme et lutte de partisans
(A propos de la Résistance)

(«le prolétaire»; N° 473; Sept. - Octobre 2004)

 

Cet article, dans la série des «Fils du Temps» consacrés par Amadeo Bordiga à retisser le fil détruit de la continuité des positions marxistes, a été publié pour la première fois sur le n° 14 (6 avril 1949) de «Battaglia Comunista», l’organe alors du parti en langue italienne. A l’époque l’idéologie et la mythologie de la lutte des partisans et de la Résistance étaient à leur zénith. En Italie comme en France étaient à l’oeuvre des gouvernements «issus de la Résistance» qui, au nom de cette idéologie appelaient les prolétaires à «retrousser leurs manches» pour se lancer dans la «bataille de la production», bref, après avoir versé leur sang dans la guerre impérialiste, à verser leur sueur pour la reconstruction des économies capitalistes: placée intégralement sous le signe du patriotisme, de l’union nationale, c’est-à-dire de la soumission des intérêts prolétariens aux intérêts bourgeois, la Résistance ne pouvait donner d’autres résultats que l’embrigadement renouvelé et renforcé de la classe ouvrière en dépit des illusions sur la «Libération» et de la «restauration de la démocratie»

 

 

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Au temps de la révolution bourgeoise, les forces d’avant-garde de la classe qui arrivait au pouvoir eurent leur internationalisme. Dans la période d’incendie révolutionnaire de 1848, en particulier, où d’ailleurs la classe ouvrière moderne était déjà bien présente, les insurrections se répercutèrent irrésistiblement de l’une à l’autre des capitales européennes. Les démocrates bourgeois révolutionnaires des différentes nationalités entretenaient des contacts fréquents, se prêtaient un appui militaire efficace, et les systématisations théoriques d’un mouvement européen et mondial de la démocratie bourgeoise ne manquèrent pas. Il suffit de rappeler la «Jeune Europe» de Mazzini, parallèle à la «Jeune Italie», et au large emploi d’une mystique patriotique et nationale.

Un moyen de lutte caractéristique de cette période de conquête du monde par la bourgeoisie fut la conspiration de sociétés secrètes et la participation, au moyen d’expéditions armées de légions de volontaires organisées à l’extérieur et à l’intérieur des frontières nationales, aux luttes qui éclataient dans les divers pays, le plus souvent sous forme de guerres d’indépendance.

Or, fait fondamental, les premiers groupes d’ouvriers et de socialistes qui, il y a un siècle, s’approchaient de la conception marxiste de classe, ont opposé une critique décidée et un type d’organisation et de lutte très différents à cette façon de conduire la lutte révolutionnaire propre à l’époque bourgeoise. Il suffit de relire la note d’Engels sur l’histoire de la Ligue des Communistes. Les communistes de 1848, en pleine période révolutionnaire, étaient bien convaincus que la défaite de la réaction féodale dans les différents pays était de la plus grande importance pour le prolétariat, et d’autre part ils ne désespéraient pas de greffer sur les révolutions de Paris, de Berlin et des autres capitales l’assaut de la classe ouvrière contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir. Pourtant, jusque dans leurs circulaires de parti, ils dénonçaient nettement la méthode «légionariste» et «partisane» des extrémistes démocrates. «A Paris sévissait alors [mars 1848] la manie des légions révolutionnaires. Italiens, Espagnols, Belges, Hollandais, Polonais, Allemands se groupaient en bandes pour délivrer leurs patries respectives [...]. Comme tous les ouvriers étrangers se trouvaient au lendemain de la révolution non seulement sans travail, mais encore en butte aux tracasseries du public, ces légions avaient beaucoup de succès [...]. Nous prîmes parti de la façon la plus nette contre cet enfantillage révolutionnaire [...]. Nous fondâmes un club communiste allemand, où nous donnions aux ouvriers le conseil de rester à l’écart de la légion, de rentrer isolément dans leur pays et d’y faire de la propagande en faveur du mouvement»

(Engels, Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes, Ed. Costes, p. 88).
A la vague de crises et de luttes de 1848 succéda une période de consolidation de l’économie bourgeoise et de pause dans la lutte politique. La réaction féodale se berçait de l’illusion d’avoir vaincu politiquement, mais dans une analyse de 1850, Marx notait que «les bases de la société sont pour le moment d’autant plus solidement établies et bourgeoises que la réaction ignore cette vérité. Devant ce fait s’effondrent toutes les tentatives de la réaction qui s’opposent à l’évolution de la bourgeoisie, comme toutes les indignations morales et les proclamations ailées de la démocratie». Et Engels notait encore: «Cette froide appréciation de la situation était considérée par beaucoup de gens comme une hérésie, à une époque où Ledru-Rollin, Mazzini, Louis Blanc, Kossuth, constituaient en masse à Londres des futurs gouvernements provisoires non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour toute l’Europe, et où il ne restait plus qu’à réunir au moyen d’un emprunt révolutionnaire émis en Amérique, l’argent nécessaire pour réaliser en un clin d’oeil la révolution, ainsi que les diverses républiques qui devaient en être la conséquence naturelle» (Ed. Costes, p. 96). Ce texte d’Engels, qui date de 1885, se termine sur le rappel et l’hommage coutumier à la formidable puissance de la conception révolutionnaire de l’histoire, que nous devons à Marx.

Nous avons là assez d’éléments pour affirmer que, à la méthode « légionariste» et partisane fondée sur l’action de groupes d’exilés et la mystique propre à la révolution bourgeoise, la révolution ouvrière en oppose une autre bien différente: celle de l’organisation en parti de classe territorialement présent partout où le capital exploite ses esclaves salariés, parti unique pour tous les pays parce que non fondé sur la reconnaissance des Etats nationaux et des constitutions populaires, parti en lutte permanente Contre les institutions bourgeoises en vigueur, aussi bien dans la théorie que dans le combat pratique.
La méthode démocratique-bourgeoise et partisane selon laquelle un mouvement ne peut se dresser dans un pays contre l’ordre régnant que s’il se fonde sur l’appui d’un régime étranger qui puisse lui fournir des armes et des secours et, en cas de défaite, un refuge pour des soliloques d’illuminés et pour des gouvernements fantômes, cette méthode n’a jamais cessé d’être, avec ses séductions corruptrices, un piège et un obstacle à la construction du mouvement prolétarien mondial de classe.

La tradition littéraire italienne possède un célèbre passage de Carducci sur les jeunes gens, printemps sacré de l’Italie, qui vengèrent les défaites de Rome et de Mentana en tombant victorieux sur la noble terre de France. Dans la guerre franco-prussienne de 1870, bien qu’on pût discuter sérieusement la question de savoir si la démocratie moderne avançait avec les baïonnettes de Moltke ou avec celles de Napoléon le Petit, les Garibaldiens italiens se portèrent comme légion de volontaires à Dijon, où ils remportèrent sur les Prussiens une victoire tactique d’importance secondaire.

Les épisodes légionaristes de la guerre de libération grecque contre les Turcs à la fin du siècle dernier nous gênèrent passablement quand il s’agit de consolider la critique socialiste contre le nationalisme et le patriotisme. Dans la polémique, on nous cria qu’à Damokos, avec les démocrates de tous les pays, il y avait aussi les anarchistes, et nous avons dû mainte fois expliquer patiemment que nous ne considérions pas les anarchistes comme un modèle de révolutionarisme de gauche pour les marxistes.

Dans la guerre de 1914, on peut penser que le fait le plus important ne fut pas l’option des « démocrates» du monde entier en faveur de l’une ou l’autre des deux parties. En Autriche et en Allemagne, les socialistes, comme du reste tous les autres partis parlementaires de gauche, prirent position pour le régime, pour la guerre. On en était déjà à un type de guerre moderne, impérialiste, générale, touchant tout le monde capitaliste. Il y avait parmi les belligérants un régime réactionnaire et féodal, la Russie, mais - ô surprise! - il était dans le camp des grandes démocraties occidentales, celles qui avaient toujours couvé dans leur sein généreux les actions partisanes pour la liberté! Il n’était pas possible, à Londres ou à Paris, de songer à organiser des légions contre le tsar allié, sérieusement occupé à détourner sur lui les coups de bélier de l’armée du Kaiser. Mais la révolution russe n’en éclata pas moins. La position de Lénine et des bolcheviks face aux divers groupes opportunistes d’émigrés russes démocrates et socialisants n’a pas besoin d’être rappelée: pour la théorie, c’est la même que celle de Marx vis-à-vis du mazzinisme et du kossuthisme; dans la pratique, il finit par les foutre tous dehors, dans le même panier que les tsaristes et les bourgeois...
 

AUJOURD’HUI
 

En une catastrophique réédition du XXe siècle, la guerre de partisans a fait ses preuves en grand dans la guerre civile espagnole. Quant au légionarisme, la grande guerre nous en avait donné un exemple, en Italie, avec les brigades de D’Annunzio. De fait, pour l’analyse marxiste, ces phénomènes sont liés aux vastes exigences du militarisme professionnel déterminé par les guerres modernes, surtout dans les classes moyennes, et conduisent directement à beaucoup des formes propres au totalitarisme fasciste.

Nous avons vu en Espagne les deux légionarismes, le rouge et le noir, qui ont pris tous les deux la forme de l’action de partisans, c’est-à-dire de corps d’armée entretenus et soutenus avec la technique moderne et les dépenses qu’elle entraîne, sans que les Etats - par exemple la Russie d’un côté, l’Italie de l’autre - apparaissent officiellement.

C’était, croyait-on, l’affrontement de deux mondes; mais tout se termina par une opération de police complaisamment soutenue par les grands centres commerciaux des démocraties occidentales tandis que Moscou gardait une attitude ambiguë, et surtout par l’effondrement catastrophique du mouvement révolutionnaire international, sur le plan idéologique et organisatif, et par une hécatombe d’hommes valides et courageux, le tout dans l’intérêt et pour le bénéfice du capitalisme.

Tout cela conduisit directement à la situation catastrophique, du point de vue du prolétariat, de la seconde guerre mondiale. Alors que, après la première, tout l’effort du mouvement s’appuyant sur la victoire communiste en Russie avait porté sur la formation d’un parti de classe international qui se dressait menaçant contre la bourgeoisie de tous les pays, les staliniens, eux, liquidèrent l’orientation classiste et de parti et, rejoignant des centaines de partis petit-bourgeois, renversèrent toutes les forces qu’hélas ils contrôlaient dans un mouvement de type légionariste.

Les militants révolutionnaires se transformèrent en aventuriers d’un type standard, assez peu différent du type fasciste des premiers temps; au lieu d’être des hommes de parti, défenseurs de la direction marxiste et de l’organisation solide et autonome des partis et de l’Internationale, ils devinrent des caporaux, colonels et généraux d’opérette. Ils détruisirent l’orientation de classe du prolétariat en le faisant reculer effroyablement d’au moins un siècle, et ils baptisèrent tout cela « progressisme». Ils persuadèrent les ouvriers de France, d’Italie et de tous les autres pays que la lutte de classe, qui est par nature offensive, qui a un caractère d’initiative délibérée et déclarée, se concrétisait dans un défensisme, dans une résistance, dans une inutile hémorragie contre les forces capitalistes organisées; celles-ci ne furent d’ailleurs écrasées et chassées que par d’autres forces non moins régulières et non moins capitalistes, mais la méthode adoptée empêcha absolument d’insérer dans le mouvement toute tentative d’attaque autonome menée par les forces ouvrières. L’histoire a montré que de telles tentatives n’ont pas manqué: telle la Commune de Varsovie, durant laquelle les Soviétiques, établis à quelques kilomètres de distance, ont attendu sans intervenir que l’armée allemande rétablisse l’ordre. Mais ce furent des tentatives condamnées d’avance par le détournement démocratique-partisan des énergies de classe.
Sur le difficile chemin de la classe ouvrière socialiste, la dégénérescence opportuniste de 1914-1918, victorieusement combattue par le bolchevisme, c’est-à-dire par le marxisme véritable, correspond à la dégénérescence partisane de 1939-1945.

Dans la première crise, on a réussi à revenir à notre méthode spécifique de lutte, en fondant de grands partis révolutionnaires autonomes. Après la seconde, le prolétariat est sous la menace d’une nouvelle infection partisane.

Le partisan est quelqu’un qui combat pour un autre: qu’il le fasse par conviction, devoir ou pour de l’argent, peu importe. Le militant du parti révolutionnaire est le travailleur qui combat pour lui-même et pour la classe à laquelle il appartient.

Le sort de la reprise révolutionnaire dépend de la capacité d’élever de nouveau une barrière insurmontable entre la méthode d’action classiste de parti et la méthode démocratique-bourgeoise de la lutte de partisans.
 

Particommuniste international

www.pcint.org

 

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